Whisky Pieuvre

Whisky Pieuvre

mercredi 21 juillet 2010

Triste époque pour la lucidité de nos enfants

Mes activités sont multiples. Lorsque je ne suis pas occupé à inventer la sous-sous-sous-catégorie d’un genre de rock progressif lui-même imaginé par un confrère chroniqueur qui n’est d’ailleurs peut-être qu’un dédoublement maladif de ma personnalité, à déranger mes voisins de palier à toute heure de la nuit pour leur faire part des innombrables réflexions qui naissent chaque seconde dans mon esprit fertile ou à harceler l’ex-femme que je n’ai jamais vraiment désirée mais qui alimente mes poèmes futuristes sur les relations amoureuses autodestructrices, il m’arrive de flâner dans les parcs municipaux, de m’asseoir parmi les enfants qui jouent et de leur énumérer les rêves qu’ils seraient incapables de réaliser quand bien même ils survivraient à l’inévitable infarctus de leurs quarante-cinq ans –âge que vos papas et mamans atteindront d’ici peu, leur rappelé-je avec sagesse. J’aime à me considérer comme un grand frère, un conseiller qui les encourage bienveillamment à ne pas viser au-delà de l’horizon intellectuel et social pingrement légué par leurs parents. Il faut voir la force avec laquelle ces futurs lambdas combattent dans un premier temps mes implacables vérités ; c’est adorable, si la vision exagérément négative que je donne de l’existence n’était pas mon fond de commerce, ils me redonneraient foi en la vie.
L’un apprend qu’il ne nagera jamais avec les dauphins et que ces craquantes petites bêtes constituent cinquante trois pourcents du « cabillaud et autres poissons » du rectangle pané qu’on lui sert à la cantine, un autre découvre, photo à l’appui, que les petits jeux auxquels sa maman dit se livrer dans sa chambre avec le gros monsieur du lundi n’ont que très peu de rapports avec le Monopoly ; enfin tous apprennent que le Père Noël et la chance de rencontrer un jour le grand amour ont à peu près le même degré de réalité, et pourtant aucun d’eux ne peut s’y résoudre avant les premières vingt-quatre heures. Leur naïveté me fait fondre.
J’aimerais noter pour cette chronique mon petit protégé du moment, un forcené dyslexique de cinq ans qui a sincèrement cru pouvoir faire du vélo sans les stabilisateurs. Probablement bercé par la philosophie moralisatrice et qui-croit-en-des-trucs de la télévision française, le pauvre petit résistait vaillamment à mes sapes psychologiques ; j’avais beau le lancer directement dans des pentes raides pour lui donner un aperçu de ce qu’il attaquait inconsciemment, lui attacher ses « petites roues » en pendentif comme rappel tangible et permanent de son impuissance, ou l’enjoindre à se contenter d’une crème glacée, « seul plaisir que la vie n’a pas encore vidé de sa substance », toujours il se relevait et partait collecter sur les chemins de nouvelles ecchymoses.
J’ai finalement réussi à le raisonner par l’usure, aidé par le contexte favorable de la procédure de divorce de ses parents. Tout de même, j’admire ce petit. Son courage m’a touché. Je lui accorde un point parce qu’en plus d’une compréhension aigüe de comment marche le monde j’ai aussi un cœur.

1/10

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