Whisky Pieuvre

Whisky Pieuvre

vendredi 11 février 2011

Triste époque pour l'expulsion

La vie est une succession inlassable de rideaux tombés. En réalité, la vie c'est aussi quatre cents soixante-huit autres choses, définies et énumérées tout aussi radicalement dans un recueil qui devrait bientôt paraître à compte d'auteur sous le titre Aphorismes vrais sur la vie, à condition que les éditions de Minuit aient un minimum le sens de la beauté métaphorique et acceptent mon paiement en tupperwares de chagrin, mais enfin on peut douter de la sensibilité artistique d'éditeurs capables de traduire leurs auteurs tchèques ou de placer le titre d'un livre sur sa première de couverture. Cette primauté du commercial ne me surprend plus, tout comme cette triste mondialisation qui nous fait ouvrir des bibliothèques en Seine Saint-Denis -de la confiture donnée à des banlieusards. Enfin la vie est une succession inlassable de rideaux tombés, je l'ai dit; rideaux qui tombent sur la culture -les uns après les autres, et chaque semaine, on n'en finit plus d'assassiner cette grande dame- ,rideaux qui tombent sur l'esprit humain et sur ses beautés. Ce week-end j'ai vu un autre rideau tomber et c'est mon propre propriétaire qui l'a fait descendre: l'incapable et grossier homme a tenté de m'expulser de mon appartement avec la mollesse d'un gosse endeuillé -bien que je prédise un revival du deuil comme pratique branchée d'ici l'automne 2013.
S'appuyant complaisamment sur la base faiblarde du non-règlement de mes six derniers mois de loyer pour étaler sa narration décolorée, cet homme sans imagination s'est livré à une interprétation des plus fades de la figure obsolète du sale type borné. Je dis "base faiblarde" parce que bien sûr l'argument d'origine ne fonctionne pas plus qu'une intrigue sans inceste: l'autre me réclame la somme, je lui rappelle alors les jerricanes de douleur mentale remis chaque mois devant sa porte -en temps et en heure-, et monsieur fait la sourde oreille; réaction typique, trop connue des montreurs de vérité comme moi qui s'introduisent dans les spectacles de fin d'année d'école primaire et rappellent à voix haute les faiblesses de l'intrigue. Bourgeoisement campé sur ses certitudes, le type ne faiblit pas, agacé même que je le mette face à ses contradictions, et va jusqu'à se montrer violent et bien sûr j'ai droit à la violence bien sage d'un gavé d'hollywoodien, dont les poings ont des bruits de bois et font couler du sang propre, sans aucun souci réaliste. Dégoûté par si peu d'initiative, j'ai préféré faire volte-face et tourbillonner un peu avant de m'évanouir sanglant sur le carrelage pour réfléchir à des thématiques plus importantes. La suite ne doit son salut qu'à moi-même: jugeant l'action trop plan-plan, j'ai récupéré le motif bourgeois du nez cassé pour l'augmenter d'une sodomie forcée et ainsi présenter au commissariat l'argumentation plausible pour faire enfermer ce dangereux individu qui ne connait même pas Kandinsky, ou du moins n'affiche aucune de ses œuvres sur sa porte d'entrée, ce qui revient au même.
Ma diffamation a semble-t-il satisfait la police; je suis heureux de voir qu'il lui arrive de faire son travail et pas seulement de m'arrêter parce que je frappe les ignorants qui applaudissent aux mauvais moments lors des concerts de free-jazz. Cette réhabilitation de la force policière est malheureusement entachée par le souvenir encore tenace de cette ridicule tentative d'expulsion. Il est vrai que je suis toujours déçu lorsqu'il m'arrive quelque chose de mal -une trop grande attente, peut-être- mais il faut bien reconnaître que mon propriétaire a performé comme un amateur. J'aurai tout de même la générosité de compter mon aide dans l'évaluation, histoire de sauver la note.

1/10

mardi 18 janvier 2011

Belle époque pour vous verrez quoi

Je critique beaucoup. J'en ai conscience. Il faut dire qu'à renforts malsains d'introspections innombrables débutant avec le réveil et finissant avec un sommeil lourd de whisky, de drogues et de déceptions convoquées, j'ai fini par acquérir une science de moi-même incroyablement poussée; elle me dispense de toute psychanalyse et valide ainsi mon personnage dédaigneux des freuditudes poussives que l'homme moderne et hype se doit aujourd'hui de qualifier de vieillerie. En ce qui me concerne, voilà plus de vingt ans que la psychanalyse -investie si précocement par le vulgus- est venue remplir la poubelle mentale où je m'efforce de jeter, progressivement, le monde et tout ce qui le perpétue. Elle y a rejoint les grands concepts condamnés par mon esprit, les actes humains méprisés par mon âme, les gens bannis par mon ennui. Toute cette ordure me fait courber l'échine, c'est vrai, mais jamais je n'ai eu la faiblesse de l'alléger. Jamais je n'ai exhumé quoique ce soit. Du moins jusqu'à la semaine dernière.
La semaine dernière, je l’avoue, j’ai cédé à mes humanités : peut-être adouci par un contexte hivernal prometteur de dépressions sordides chez mes proches et donc de critiques prochaines de leurs faiblesses, je me suis surpris à sécréter l’une des trois émotions prolétaires (dans l’ordre : l’Amour, le SMIC et Patrick Sébastien). Sans emploi et ne recevant que les chaînes polonaises, c’est bien du premier mal que je suis atteint. Qu’on ne m’imagine pas mordeur de roses ou marcheur longitudinal de fleuves populeux ; mon sentiment s’exprime avec la délicatesse d’un film muet.
Il faut dire que je n’ai qu’à recevoir, à rendre comme le miroir ; elle aime par flèches complexes, intelligente et rousse, et moi sous les assauts je me contente de voir, moi critique amoureux, moi spectateur conquis. Car son amour est une performance.
Nous marchons –loin des fleuves-, s’accordant le main dans la main par autodérision, chroniquant le kitsch des architectures ; je l’appelle Natacha et elle connait mon vrai nom.
Ses baisers effacent toutes les femmes de ma vie, y compris les réelles. Parfois ces baisers s’étendent et nous nous égarons dans les lieux publics, se moquant bien du regard des bourgeois et des trois internautes un peu frustrés que la fonction vidéo de mon téléphone soulage éphémèrement.
Puis généralement nous croisons mon ex-femme qui par hasard passe par son hall d’entrée pour rentrer chez elle, et nous fuyons en riant de sa mine démise. Ah, le bonheur est ailé ! Le bonheur a les yeux grands, la chevelure orange ; Natacha me donne sa main hilare et nous courons dans la ville, badigeonnés d’amour, se roulant dans la joie. Natacha est sans faille, son plafond se confond avec le ciel.
J’ai hâte de voir sa performance lorsque je la quitterai vendredi prochain.

2/10