Whisky Pieuvre

Whisky Pieuvre

lundi 13 septembre 2010

Triste époque pour la mauvaise surprise

La déception n’est plus ce qu’elle était. Je ne voudrais pas paraître passéiste, parce qu’on est lundi et que lundi je joue habituellement mon personnage de petit con gérontophobe pour mieux ramasser dans les boîtes parisiennes d’impromptues gamines approximativement mineures en leur promettant d’efficaces tables rases du passé qui les rattache au père incestueux dont la figure sévère et bornée envahit encore leur vie amoureuse, mais tout de même il faut bien avouer qu’en matière d’attentes trompées et d’espoirs sabotés, nos parents étaient mieux lotis.
Moi-même, pourtant suffisamment jeune pour regretter sans l'avoir connue l'ère pré-décadence de la musique qui comme chacun sait fut brutalement assassinée en 1966 par un conglomérat barbare dont la composition change selon mon degré d'alcoolémie, je me souviens encore d'une époque où l'on savait pleurnicher sur la tombe de ses espérances et sur l'indéniable absence de Megazord au pied du sapin. Qui de ma génération pourtant sacrément désabusée dès la naissance ne regrette pas la fraîcheur de ces petites filles baveuses en monocouette assénant sans vergogne un « j't'aime pas » au milieu d'une boum désertée par le coup fatal des huit heures et demie du soir? Qui n'a jamais écrasé de rage sa brique de Banga en voyant l'une de ces gamines succomber le même soir au charme d'un futur manutentionnaire savourant ses dernières années de gloire amoureuse avant le fauchage impitoyable et juste de la quatrième techno? Qui encore aujourd'hui ne se fait pas refouler à l'entrée des écoles primaires parce qu'il traumatise les actuelles pimbêches de huit ans et que parfois même la nostalgie le pousse dans des retranchements dont la justice a démontré la parfaite légalité lors de mon procès le huit juillet dernier?
Il faut le dire, de nos jours je peine à être déçu.
Pour commencer le monde de la culture n'aide pas. Dans ce vaste bouillon où la connaissance s'offre comme un chiendent au premier ouvrier qualifié venu, où l'on n'a qu'à se pencher pour ramasser sous forme numérique un morceau d'autre monde, la déception s'étiole, se fane, finit broyée par la stupide et démocratique multiplication des possibles de notre société moderne.
Nos poumons n'ont plus de place pour ce délicieux soupir d'après l'écoute d'un deuxième album, ce triste « oh » à la fermeture d'un roman à suspense, pour ce rire nerveux au moment où la demoiselle draguée en ligne depuis des mois s'avère être un cadavre secondé au clavier par un mari perturbé; car désormais passer à autre chose est un réflexe. Comment pourrai-je encore m'introduire illégalement dans des garden parties et pester sur le lent fléchissement de Radiohead dès l'album Pablo Honey? Avant qu'un vigile ne m'empoigne en m'appelant par mon prénom et ne me jette dehors, on aura eu le temps de me rire au nez et de me rétorquer plusieurs centaines d'autres groupes pour racheter ma déception.
Ah, Démocratie! Qu'as-tu fait du désespoir? Et toi, Progrès? Pourquoi jonches-tu l'avenir de lendemains qui chantent, puisque les hommes sont sourds?
Notre époque -car c'est bien elle que je chronique- s'est perdue dans le dynamisme, dans le changeable, dans le bonheur et toutes ces stérilités pop. Heureusement je résiste. L'espoir glisse sur moi. Peut-être qu'un jour Babylone et ses mensonges auront raison de moi, peut-être que je me laisserai aller à dire que la vie n'est pas si mal, qu'on vit une formidable époque et que l'avenir a les bras chargés de cadeaux.
Il faut croire qu’on n’enferme pas la surprise. Quand je convoque la déception elle me fait faux bond et j'en arrive presque à passer de bons moments, à me réjouir et ainsi à brader cette mine pas dupe et déconfite qui me distingue ordinairement de la caissière béate ou du balayeur jubilant.
Oui, l'optimisme me gagne. Qu'un bastion du désespoir comme moi faiblisse est le signe irréfutable d'une société malade, touchée au plus profond de son nihilisme et vomissant de l'espoir à tort et à travers.
J'accorde tout de même un point à cette déception du vingt-et-unième siècle dont la faiblesse fut, malgré tout, une appréciable mauvaise surprise.

1/10

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